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L’Histoire de Daniel,
le Petit Ami du Démon,
ou le garçon d’Entretien
avec un Vampire

Ces ombres tant attendues

qui un soir du ciel descendront

en limousine, qui sont-elles ?

La rose,

bien qu’elle le sache,

sans gorge

ne peut le dire.

La moitié mortelle de mon âme rit.

Code et message sont différents.

Et qu’est-ce qu’un ange

sinon un fantôme travesti ?

Stan Rice, 1983

C’était un grand garçon mince aux cheveux cendrés et aux yeux violets. Sous ses jeans gris et son sweat-shirt crasseux, il frissonnait dans le vent glacial qui balayait l’avenue Michigan en cette fin d’après-midi.

Daniel Molloy – c’était son nom – avait trente-deux ans, mais paraissait plus jeune. Un éternel étudiant, pas un homme, ce genre de visage qui ne vieillit pas. Tout en marchant, il se murmura à lui-même : « Armand, j’ai besoin de toi. Armand, ce concert est demain soir. Et quelque chose de terrible va arriver, quelque chose de terrible...»

Il avait faim. Trente-six heures qu’il n’avait rien mangé. Le réfrigérateur de sa sordide petite chambre d’hôtel était vide, et du reste, on l’avait mis à la porte ce matin parce qu’il n’avait pas payé sa note. Difficile de tout se rappeler d’un coup.

Puis il se souvint du rêve qui le hantait, le rêve qui revenait chaque fois qu’il fermait les yeux, et il en oublia sa faim.

Il y voyait les jumelles, le corps calciné de la femme, son crâne dénudé, sa peau craquelée. Son cœur luisait comme un fruit trop mûr sur le plat posé à côté d’elle. Sur l’autre plat, il y avait comme une cervelle cuite.

Armand savait certainement de quoi il retournait, il devait le savoir. Ce n’était pas un rêve ordinaire. C’était sans aucun doute un truc qui avait un rapport avec Lestat. Et Armand serait bientôt là.

Seigneur, comme il se sentait faible. Il délirait. Il avait besoin d’avaler quelque chose, un verre d’alcool au moins. Il n’avait pas un sou en poche, seulement le vieux chèque tout chiffonné de ses droits d’auteur sur le livre Entretien avec un Vampire, « écrit » sous un pseudonyme, il y avait plus de douze ans.

Un tout autre univers, l’époque où, jeune journaliste, il vadrouillait de bar en bar à travers le monde avec un magnétophone pour recueillir les confidences des noctambules paumés. Enfin une nuit à San Francisco, il avait trouvé le sujet en or. Et la lumière de la vie ordinaire s’était subitement obscurcie.

Aujourd’hui, il n’était plus qu’une épave qui marchait trop vite sous le ciel automnal de Chicago. Dimanche dernier, il était à Paris, et le vendredi précédent à Édimbourg. Avant Édimbourg, il avait été à Stockholm, et avant ça, il ne se rappelait plus. Le chèque lui était parvenu à Vienne, mais quand, il n’en savait plus rien.

Dans tous ces endroits, il effrayait les gens qu’il croisait. Lestat avait une bonne formule dans son autobiographie pour décrire les types de son espèce : « L’un de ces mortels assommants qui ont vu des esprits...» C’est moi tout craché !

Où avait-il fourré ce bouquin, Lestat, le Vampire ? Ah oui, on le lui avait volé cet après-midi sur le banc dans le parc, pendant qu’il dormait. Bah, qu’ils le gardent. Lui-même l’avait fauché, et il l’avait déjà lu trois fois.

N’empêche que s’il l’avait encore en ce moment, il aurait pu le vendre, et peut-être en tirer assez d’argent pour un verre de cognac, histoire de se réchauffer. Et lui, que valait-il à présent, ce vagabond affamé et frigorifié qui traînait les pieds sur l’avenue Michigan en maudissant le vent qui transperçait ses vêtements élimés et sales ? Dix millions ? Cent millions ? Il l’ignorait. Armand l’aurait su, bien sûr.

Tu as besoin d’argent, Daniel ? Je vais t’en trouver. C’est plus simple que tu ne le crois.

A mille cinq cents kilomètres au sud, Armand l’attendait dans leur île privée, une île qui appartenait en fait à Daniel. Et si seulement il avait eu une pièce de vingt- cinq cents, juste une pièce, il aurait pu appeler d’un taxiphone et dire à Armand qu’il voulait rentrer. Aussitôt, comme par miracle, on serait venu le chercher. C’était toujours comme ça. Tantôt dans le grand avion avec la chambre à coucher tapissée de velours, tantôt dans le petit avec le plafond bas et les fauteuils en cuir. Quelqu’un dans cette rue accepterait-il de lui prêter vingt-cinq cents contre un voyage jusqu’à Miami ? Certainement pas.

Armand, je t’en prie ! J’ai envie d’être en sécurité auprès de toi quand Lestat montera sur cette scène demain soir.

Qui voudrait lui passer de l’argent contre ce chèque ? Personne. Il était sept heures et la plupart des magasins chics sur l’avenue étaient déjà fermés, sans compter qu’il n’avait plus aucun papier d’identité depuis que son portefeuille avait bizarrement disparu avant-hier. Ce crépuscule hivernal gris et aveuglant était sinistre. On aurait dit que le ciel bouillonnait derrière les nuages aux reflets métalliques. Même les magasins avaient pris un air lugubre, avec leurs façades de marbre ou de granit et leurs marchandises luxueuses qui luisaient comme des pièces archéologiques derrière les vitrines des musées. Il enfonça ses mains dans ses poches pour les réchauffer et baissa la tête pour se protéger de la pluie qui commençait à tomber en rafales.

A vrai dire, il se moquait pas mal du chèque. Il était en tout cas incapable de composer un numéro de téléphone. Plus rien ne lui semblait réel, même pas le froid. Seulement le rêve, et ce pressentiment d’une catastrophe imminente, la sensation que le vampire Lestat avait déclenché quelque chose dont lui-même n’était plus maître.

Ça lui était bien égal de fouiller dans les poubelles pour se nourrir, de dormir n’importe où, même dans un parc. Mais il allait crever de froid s’il devait s’allonger dehors, et par-dessus le marché, le rêve recommencerait.

Il revenait chaque fois qu’il fermait les yeux. Et chaque fois, plus longuement et avec plus de détails. Les jumelles rousses étaient si touchantes de beauté. Il ne voulait pas entendre leurs cris.

La première fois, dans sa chambre d’hôtel, il n’y avait pas attaché d’importance. Cette histoire n’avait aucun sens. Il s’était replongé dans l’autobiographie de Lestat, tout en jetant un coup d’œil de temps à autre sur les clips qui défilaient sur l’écran de la télé en noir et blanc qu’on vous fourguait dans ce genre de piaule.

Il avait été fasciné par l’audace de Lestat ; bien sûr, ça ne lui avait pas été difficile de se déguiser en rock star, avec ses yeux perçants, son corps svelte et musclé et son sourire canaille. N’empêche qu’il était impossible de deviner. Ou peut-être que si, dans le fond. Il n’avait jamais vu Lestat, après tout.

Mais il connaissait bien Armand, pour ça oui, il avait observé chaque centimètre de son corps et de son visage d’éphèbe. Ah, quel plaisir de découvrir que Lestat parlait de lui dans son bouquin. Il n’avait cessé de se demander si les piques du chanteur et ses commentaires passionnés avaient provoqué la fureur d’Armand.

Médusé, Daniel avait regardé ce clip où Armand était dépeint comme le grand maître des vampires, officiant sous les cimetières de Paris et présidant aux cérémonies démoniaques jusqu’à ce que Lestat, l’iconoclaste du XVIIIe siècle, eût bousculé les Rites Anciens.

Armand avait dû détester ce déballage, sa vie privée étalée en une succession d’images indécentes, tellement plus frustes que le portrait relativement circonspect du livre. Armand qui n’arrêtait pas de se défier des êtres humains autour de lui, qui refusait de parler des morts vivants. Mais il était au courant. Le contraire eût été impensable.

Et tout ce ramdam à l’adresse des foules – comme la publication en édition de poche du rapport d’un anthropologue, initié aux pratiques les plus occultes, qui vend les secrets de la tribu pour être cité sur la liste des bestsellers.

Laissons donc les dieux démoniaques guerroyer entre eux. Ce mortel est grimpé au sommet de la montagne où ils croisent le fer. Et il a été renvoyé.

Mais Daniel, assis dans son lit, le livre sur ses genoux, avait oublié ce conseil de prudence aussitôt ses yeux fermés. Le rêve était là, aussi précis qu’une hallucination. Il ne pouvait pas l’avoir inventé. Il n’avait jamais vu des gens pareils, ni ce genre de bijoux bruts sculptés dans l’os et le bois.

Le rêve avait repris le surlendemain. Il était en train de regarder, pour la quinzième fois peut-être, un clip de Lestat – celui-là sur les ancêtres marmoréens des vampires, Ceux Qu’il Faut Garder :

 

Akasha et Enkil,

Nous sommes vos enfants,

Mais que nous offrez-vous ?

Votre silence

Est-il plus précieux que la vérité ?

 

Et soudain, il avait sombré dans le rêve. Les jumelles s’apprêtaient à célébrer la cérémonie. Elles se partageraient les viscères posés sur les plats de terre cuite.

Il s’était réveillé épouvanté. Quelque chose de terrible allait arriver. Quelque chose qui les concernait tous... Et c’était alors qu’il avait fait le rapprochement entre le cauchemar et Lestat. Il avait songé à téléphoner. Il était quatre heures du matin à Miami. Pourquoi diable ne l’avait-il pas fait ? Armand était sans doute sur la terrasse de la villa à observer le va-et-vient ininterrompu des bateaux blancs entre la côte et l’île de Nuit. « Oui, Daniel ? » Cette voix sensuelle, envoûtante. « Calme-toi, Daniel, et dis-moi où tu es. »

Mais Daniel n’avait pas appelé. Six mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté l’île de Nuit, en principe pour de bon, cette fois-ci. Il avait renoncé définitivement à cet univers de limousines et d’avions privés, de celliers garnis de bouteilles millésimées et d’armoires remplies de vêtements bien coupés, à la présence attentive de son ami immortel qui exauçait le moindre de ses désirs.

Et maintenant il grelottait sur cette avenue, il n’avait ni abri ni argent, et la peur le gagnait.

Tu sais très bien où je suis, espèce de démon. Tu sais ce que Lestat a fait. Et tu sais que j’ai envie de rentrer.

Qu’aurait répondu Armand à cet appel ?

Mais non, je ne le sais pas, Daniel. J’écoute. Je m’efforce de capter les messages. Je ne suis pas Dieu, Daniel.

D’accord. Mais viens, Armand. Viens, c’est tout ! Il fait noir et froid à Chicago. Et demain Lestat le vampire chantera dans cette salle de San Francisco. Et une catastrophe va nous tomber dessus. Le mortel que je suis le sait.

Sans ralentir le pas, Daniel glissa la main dans l’encolure déformée de son sweat-shirt et toucha le lourd médaillon d’or dont il ne se séparait jamais – son talisman, comme disait Armand avec sa passion refoulée de la mise en scène – et qui contenait la fiole minuscule remplie du sang de son bien-aimé.

S’il n’avait jamais goûté à ce breuvage, aurait-il été hanté par ce rêve, cette vision, ce présage funeste ?

Les gens se retournaient sur son passage. Sans doute recommençait-il à parler tout seul. Pour la première fois depuis toutes ces années, il était tenté d’ouvrir le flacon et de sentir la brûlure de ce sang sur sa langue. Armand, viens !

Ce jour même, à midi, le rêve s’était abattu sur lui, plus angoissant que jamais.

Il était assis sur un banc dans le petit parc, près de la place du Château d’Eau. Quelqu’un y avait laissé un journal, et quand il l’avait ouvert, il avait vu l’entrefilet : « Demain soir, Lestat le vampire sur scène, à San Francisco. » Le concert serait retransmis à la télé de Chicago à vingt-deux heures. Charmante attention pour ceux qui possédaient encore un toit et de quoi payer leur note d’électricité. Toute cette histoire lui avait paru du plus haut comique, il avait eu envie d’en rire – ah, ils allaient voir la surprise que leur réservait Lestat ! Mais il avait été parcouru d’un frisson, puis une douleur, fulgurante comme une décharge électrique, l’avait traversé.

Quelque chose d’horrible allait se produire. Et si Armand n’était pas au courant ? Mais tous les disquaires de l’île devaient avoir l’album de Lestat dans leurs vitrines. Et dans tous les bars à la mode on devait entendre ses chansons.

A ce moment-là, il avait même songé à se rendre en Californie par ses propres moyens. Un miracle était toujours possible – comme récupérer son passeport à l’hôtel, entrer dans n’importe quelle banque toucher son chèque. Il était riche, oui, si riche, ce pauvre petit mortel...

Mais quelle détermination subite ! Allongé sur le banc, il avait senti la caresse du soleil sur son visage et sur ses épaules. Il avait plié le journal pour s’en faire un oreiller.

Et le rêve tapi dans son crâne avait repris...

Il était également midi dans le monde des jumelles. La clairière ruisselait de soleil. Pas un bruit, hormis le chant des oiseaux.

Les deux femmes étaient agenouillées côte à côte, parfaitement immobiles. Si pâles, avec leurs yeux verts, les vagues cuivrées de leurs longues chevelures. Elles portaient de belles tuniques de lin blanc rapportées des lointains marchés de Ninive par les villageois, afin d’honorer ces puissantes sorcières, auxquelles obéissaient les esprits.

Le festin funéraire était prêt. Le four de brique avait été démonté, et le corps gisait encore fumant sur la dalle de pierre, le suc jaune s’écoulant de la peau craquelée. Une forme brune et dénudée, recouverte seulement de feuilles calcinées. Daniel était horrifié par ce spectacle.

Mais aucun des participants ne l’était, ni les jumelles ni les villageois agenouillés.

Les jumelles avaient le droit et le devoir d’accomplir ce rite : le corps noirci appartenait à leur mère. Et ce qui est humain doit demeurer parmi les humains. Un jour et une nuit seraient peut-être nécessaires, mais tous veilleraient à ce que le sacrifice soit consommé.

A présent, un mouvement agite la foule. L’une des jumelles lève le plat où reposent le cœur et les yeux de la morte, tandis que l’autre acquiesce d’un hochement de tête et saisit celui où se trouve le cerveau.

Ainsi est décidé le partage. Un tambour bat quelque part dans l’ombre. Un battement lent, rythmé, brutal.

« Que le festin commence. »

Alors le cri affreux retentit, ce cri que Daniel attendait. Arrêtez les soldats. Mais il ne le peut pas. Tout ceci s’est passé pour de vrai. Il en est certain, maintenant. Ce n’est pas un rêve, c’est une vision. Et lui n’en est que le spectateur. Les soldats prennent d’assaut la clairière, les villageois se dispersent, les jumelles reposent les plats et se jettent sur le cadavre fumant pour le protéger. Mais c’est de la folie !

Les soldats les en arrachent sans effort, et comme ils soulèvent la pierre, le corps bascule en se disloquant et les viscères roulent dans la poussière. Les deux femmes hurlent interminablement.

Mais les villageois crient eux aussi et les soldats les frappent de leurs armes alors qu’ils s’enfuient. Les sentiers de la montagne sont jonchés de morts et d’agonisants. Les yeux de la mère sont foulés au pied de même que le cœur et le cerveau.

L’une des jumelles, les bras immobilisés dans le dos, demande vengeance aux esprits. Et ceux-ci accourent, oui, ils accourent. Ils déclenchent une tornade. Pas assez forte, cependant.

Si seulement ce cauchemar se terminait. Mais Daniel ne parvient pas à se réveiller.

Le calme est revenu. Une épaisse fumée flotte dans l’air. Il ne reste plus rien de ce lieu où des gens ont vécu pendant des siècles. Les briques sont éparpillées, les poteries brisées, tout ce qui pouvait flamber a brûlé. Des bébés, la gorge tranchée, gisent nus sur le sol où bourdonnent les mouches. Personne ne rôtira leur cadavre, personne ne mangera leur chair. Leur corps, ses pouvoirs et ses mystères, ne réintégrera pas la chaîne humaine. Déjà les chacals approchent. Et les soldats sont partis. Où sont donc les jumelles ? Il les entend gémir mais n’arrive pas à distinguer où elles sont. Un violent orage gronde le long du chemin qui serpente à travers la vallée jusque dans le désert. Les esprits se métamorphosent en tonnerre, ils se métamorphosent en pluie.

Ses paupières s’étaient ouvertes. Chicago. L’avenue Michigan à midi. Le rêve avait disparu d’un coup comme une lumière qu’on éteint. Il était resté sur le banc à grelotter et à transpirer.

Tout près de lui, une radio diffusait la voix triste et obsédante de Lestat célébrant Ceux Qu’il Faut Garder :

 

Mère et Père ;

Gardez le silence,

Gardez vos secrets,

Mais ceux d’entre vous qui peuvent parler,

Entonnez ma chanson.

 

Fils et filles,

Enfants des ténèbres

Élevez la voix,

Formez un chœur

Que le ciel nous entende.

 

Assemblez-vous,

Frères et sœurs,

Rejoignez-moi.

 

Il s’était levé et avait commencé à marcher. Il avait erré sur la place du Château d’Eau, si semblable à l’île de Nuit avec ses magasins emplis de musique, ses vitrines étincelantes.

 

Et maintenant il était presque huit heures et il n’avait cessé de déambuler le long des trottoirs, pour échapper au sommeil et au rêve. Combien de temps le cauchemar durerait-il la prochaine fois ? Saurait-il si les jumelles étaient vivantes ou mortes ? Mes beautés, mes pauvres beautés...

Il s’immobilisa, tournant un instant le dos au vent, et écouta sonner un carillon, puis repéra une horloge poussiéreuse au-dessus du comptoir d’un snack-bar. Oui, Lestat était réapparu sur la côte Ouest. Qui était avec lui ? Louis l’avait-il rejoint ? Le concert débuterait dans moins de vingt-quatre heures. Quelle horreur ! Armand, je t’en prie !

Une rafale de vent le fit reculer de quelques pas, et il se mit à trembler de tous ses membres. Il avait les mains gelées. Jamais il n’avait eu aussi froid de sa vie. Il se raidit, traversa au feu rouge avec le flot des passants et s’arrêta devant la devanture de la librairie où se trouvait exposé Lestat le Vampire.

Armand l’avait sûrement lu, de cette façon mystérieuse et inquiétante qu’il avait de dévorer les livres, tournant les pages à toute allure jusqu’à ce que le bouquin soit terminé et qu’il le jette au loin. Comment une créature pouvait-elle être tout à la fois aussi éclatante de beauté et inspirer une telle... mais qu’était-ce donc, de la répulsion ? Non, Armand ne l’avait jamais répugné. Il ne ressentait pour lui qu’un désir ardent, éperdu.

Dans la tiédeur ouatée du magasin, une jeune fille prit un exemplaire du bouquin de Lestat, puis le dévisagea à travers la vitrine. Son souffle formait un écran de buée sur la vitre. Ne t’inquiète pas, ma chérie, je suis riche. Je pourrais acheter ce magasin avec tous les livres et te l’offrir. Je règne sur une île. Je suis le petit ami du diable et il exauce le moindre de mes désirs. Tu veux qu’on s’en aille bras dessus, bras dessous ?

Il faisait nuit depuis des heures en Floride. L’île était déjà envahie de monde.

Les magasins, les restaurants, les bars installés sur les cinq étages de galeries avaient ouvert leurs baies vitrées dès le coucher du soleil. Les escalators chromés bourdonnaient sans interruption. Daniel ferma les yeux et imagina les parois translucides au-dessus des terrasses du port. Il pouvait presque voir les longues plates-bandes de jonquilles et de tulipes qui fleurissaient tout au long de l’année, entendre le bruissement des fontaines, la musique envoûtante qui cognait comme les battements d’un cœur sous ces jardins et ces constructions.

Et Armand ? Sans doute errait-il dans les pièces doucement éclairées de la villa, à seulement quelques pas des touristes et des chalands, et pourtant à l’abri derrière les murs blancs et les portes blindées. Leur immense palais percé de baies et de balcons, surplombant les étendues de sable blanc. Isolé, mais si proche de l’agitation incessante, avec son grand salon qui donnait sur les plages scintillantes de Miami.

A moins qu’il ne se soit glissé par l’une des nombreuses portes dérobées dans les galeries marchandes. « Pour vivre et respirer parmi les mortels », comme il disait dans cet univers protégé et libre que lui et Daniel s’étaient construit. Comme il aimait la brise chaude du golf, le printemps éternel de l’île de Nuit.

Les lumières ne s’éteindraient pas avant l’aube.

Envoie-moi quelqu’un, Armand, j’ai besoin de toi ! Tu as envie que je rentre, loi aussi, tu le sais bien.

C’était toujours la même histoire. Pas besoin, pour qu’elle se répète, de rêves étranges ou d’un Lestat grondant soudain, tel Lucifer, sur les cassettes et les clips.

Pendant des mois tout se passait bien. Contraint par une nécessité intérieure, Daniel se déplaçait de ville en ville, arpentant les trottoirs de New York, Chicago ou La Nouvelle-Orléans. Puis, soudain, tout s’écroulait. Il s’apercevait qu’il n’avait pas bougé de sa chaise depuis cinq heures. Ou il se réveillait en sursaut dans des draps défraîchis, terrorisé, incapable de se souvenir du nom de la ville où il se trouvait, ou ce qu’il avait fait les jours précédents. Alors la voiture venait le chercher et l’avion le ramenait au bercail.

N’était-ce pas Armand qui était à l’origine de ce scénario immuable ? N’était-ce pas lui qui provoquait chez Daniel ces accès de folie ? Qui, par quelque maléfice, tarissait toute source de plaisir, supprimait tout moyen de subsistance, jusqu’à ce que Daniel accueille avec soulagement le chauffeur familier qui le conduisait à l’aéroport, cet homme que son comportement, sa barbe de plusieurs jours, ses vêtements crasseux ne scandalisaient jamais ?

Quand enfin Daniel débarquait sur l’île de Nuit, Armand niait toute responsabilité.

— Tu es revenu parce que tu le voulais, Daniel, objectait-il calmement, le visage radieux, le regard débordant d’amour. Il ne te reste plus que moi. Tu le sais. La folie te guette dehors.

— Toujours la même rengaine, répliquait alors Daniel.

Et il se laissait griser par ce luxe, les lits moelleux, la musique, le verre de vin placé dans sa main. Les pièces étaient fleuries en permanence, les plats dont il avait envie lui arrivaient sur des plateaux d’argent.

Ganymède en pantalon blanc et chemise de soie, Armand, blotti dans une bergère capitonnée de velours noir devant la télévision, regardait tour à tour le journal, les films, les bandes qu’il avait enregistrées de lui-même récitant des poèmes, les feuilletons ineptes, les dramatiques, les comédies musicales.

— Entre, Daniel, assieds-toi, je ne t’attendais pas si tôt.

— Espèce de salaud, rétorquait Daniel. Tu voulais que je rentre, tu m’y as obligé, j’étais incapable de dormir, manger, faire quoi que ce soit, sinon errer et penser à toi. C’est toi qui as manigancé tout ça.

Armand souriait, parfois même il riait. Il avait un beau rire chaleureux qui exprimait la gratitude et l’humour. Il avait l’air d’un mortel, quand il riait.

— Calme-toi, Daniel. Ton cœur bat à toute vitesse. Ça m’inquiète. (Une ride se creusait sur le front lisse, la voix devenait soudain plus grave.) Dis-moi ce que tu désires, et j’irai te le chercher. Pourquoi t’enfuis-tu sans cesse ?

— Tu mens, ordure. Avoue que tu voulais que je revienne. Tu me harcèleras jusqu’à la fin de mes jours, hein, et ensuite tu me regarderas mourir, et tu trouveras ça intéressant, pas vrai ? Louis avait raison. Tu observes l’agonie de tes esclaves mortels, ils ne comptent pas pour toi. Tu observeras mon visage changer de couleur quand je rendrai mon dernier soupir.

— Ce sont les phrases de Louis, répondait patiemment Armand. Je t’en prie, ne me récite pas ce livre. Je préférerais mourir moi-même que de te voir mourir, Daniel.

— Alors, bon dieu, donne-la-moi, cette immortalité ! Elle est si proche, aussi proche que le sont tes bras.

— Non, Daniel, je préférerais également mourir que de faire ça.

Même à supposer qu’Armand ne suscitât pas cette folie qui ramenait Daniel au bercail, il savait toujours où il était. Il entendait son appel. Le sang devait les lier l’un à l’autre – ces minuscules et brûlantes gorgées de sang surnaturel. Jamais assez abondant pour éveiller en Daniel autre chose que des rêves, et cette soif d’éternité, pour faire danser et chanter les fleurs du papier peint. En tout cas, c’était certain, Armand le retrouvait toujours.

 

Au début, avant même qu’ils n’échangent leur sang, Armand avait poursuivi Daniel avec une habileté digne d’un sorcier. Il n’y avait aucun endroit sur terre où Daniel pût se cacher.

Combien horrifiante, et pourtant enivrante, avait été leur rencontre à La Nouvelle-Orléans, douze ans plus tôt, ce jour où Daniel avait pénétré dans une vieille maison en ruine du quartier des Jardins et aussitôt compris que là était le repaire de Lestat le vampire.

Dix jours auparavant, il avait quitté San Francisco après avoir interviewé une nuit entière le vampire Louis et s’être vu confirmer de façon terrifiante l’histoire horrible qui lui avait été contée. Louis s’était soudain jeté sur lui et lui avait fait la démonstration de ses pouvoirs surnaturels en le vidant pratiquement de son sang. Les traces des morsures avaient disparu presque aussitôt, mais le souvenir de ces instants avait rendu Daniel à moitié fou. Fiévreux, parfois pris de délire, il avait été incapable de parcourir plus de cent cinquante kilomètres par jour. Dans les motels bon marché où il s’arrêtait au bord de la route, se forçant à avaler un peu de nourriture, il avait repiqué une à une les bandes de l’interview et en avait envoyé les copies à un éditeur new-yorkais, si bien que le livre était en cours de fabrication avant même qu’il ne débarque devant la grille de la maison de Lestat.

Mais cette publication n’avait qu’une importance secondaire – un simple épisode rattaché aux valeurs d’un monde désormais lointain et estompé.

Avant tout, il lui fallait mettre la main sur le vampire Lestat. Découvrir l’immortel qui avait fait de Louis ce qu’il était, et qui survivait quelque part dans cette vieille ville humide, décadente et magnifique, attendant peut-être que Daniel le réveille, le ramène dans ce siècle qui l’avait horrifié et contraint à se terrer.

Là était sûrement l’objectif de Louis. Sinon pourquoi aurait-il fourni tant d’indications à cet émissaire mortel ? Pourtant, certains détails se révélaient inexacts. Était-ce une marque d’ambivalence de la part de Louis ? Peu importait, dans le fond. Aux archives, Daniel avait déniché les titres de propriété sous le nom facilement reconnaissable de Lestat de Lioncourt.

La grille n’était même pas fermée, et après s’être frayé un chemin à travers le jardin envahi par les mauvaises herbes, il avait réussi sans peine à fracturer la serrure rouillée de la porte d’entrée.

Il n’avait sur lui qu’une petite lampe de poche. Mais la lune brillait haut dans le ciel et versait sa blanche clarté entre les branches du chêne. Il avait vu distinctement les rangées de livres empilés qui dissimulaient entièrement les murs de chacune des pièces. Jamais un humain n’aurait pu ni voulu procéder à un rangement aussi maniaque et méthodique. Puis, dans la chambre du haut, il s’était agenouillé sur le tapis moisi que recouvrait une épaisse couche de poussière et avait ramassé la montre de gousset en or gravée au nom de Lestat.

Oh, cet instant extraordinaire, cet instant où le pendule s’était écarté de la démence qui menaçait Daniel pour s’immobiliser sur une passion nouvelle – traquer jusqu’au bout du monde les pâles et redoutables créatures dont il n’avait fait qu’entrevoir l’existence.

Que recherchait-il durant ces premières semaines ? Espérait-il percer les somptueux secrets de la vie ? Ce savoir ne l’inciterait certes pas à poursuivre une existence déjà si chargée de désillusions. Non, il voulait échapper à tout ce qu’il avait jadis aimé. Il avait hâte de pénétrer dans l’univers sensuel et violent de Louis.

Le mal. Il n’en avait plus peur.

Peut-être était-il comme l’explorateur égaré qui, taillant son chemin à travers la jungle, aperçoit soudain devant lui le mur du temple légendaire, ses sculptures enfouies sous les lianes et les toiles d’araignées ; peu importe qu’il soit mort avant d’avoir pu raconter son histoire ; il a contemplé la vérité de ses propres yeux.

Mais si seulement il pouvait pousser un peu plus la porte, voir cette magnificence en son entier. S’ils acceptaient de le laisser entrer ! Peut-être aspirait-il uniquement à l’éternité. Qui aurait pu l’en blâmer ?

Il s’était senti à l’aise et en sécurité, seul dans la vieille maison délabrée de Lestat, où l’églantier se faufilait par les vitres cassées et le lit à baldaquin n’était plus qu’une carcasse aux rideaux effilochés.

Tout près d’eux, à proximité de leurs précieuses ténèbres, de leur merveilleuse mélancolie dévorante. Comme il avait aimé ce triste décor, les chaises vermoulues, les lambeaux de velours, le tapis rongé par les larves.

Mais la relique ! Rien ne comptait en comparaison de cette relique, cette montre gravée au nom d’un immortel !

Au bout d’un moment, il avait ouvert l’armoire. Les redingotes noires étaient tombées en poussière quand il les avait touchées. Des bottes racornies s’alignaient sur les étagères de cèdre.

Tu es là, Lestat. Il avait sorti le magnétophone, introduit la première cassette et laissé la voix de Lestat s’élever doucement dans la chambre sombre. Des heures durant, les bandes s’étaient succédées.

Puis, un peu avant l’aube, il avait distingué une silhouette dans le vestibule, et compris que l’inconnu se manifestait de propos délibéré. Les rayons de lune éclairaient le visage enfantin, la chevelure auburn. La terre avait basculé et l’obscurité s’était abattue sur lui. Armand. Tel était le dernier mot qu’il avait prononcé.

Il aurait dû mourir, alors. Par quel caprice avait-il été épargné ?

Il s’était réveillé dans une cave noire et humide. L’eau suintait le long des murs. Il avait repéré à tâtons une fenêtre murée et une porte blindée.

A quoi lui servait d’avoir découvert encore un autre dieu du panthéon occulte – Armand, le plus ancien des immortels évoqués par Louis, le grand maître du Théâtre des Vampires à Paris au XIXe siècle, cet Armand même qui avait confié à Louis son terrible secret : de nos origines nous ne connaissons rien.

Combien de temps Daniel avait-il croupi dans sa prison ? Trois jours et trois nuits, peut-être. Impossible d’évaluer avec exactitude la durée du cauchemar. Révulsé par l’odeur de sa propre urine, rendu fou par le grouillement de la vermine, il avait bien failli mourir. Cependant, il s’était senti animé d’une ferveur mystique. Chaque minute le rapprochait des sombres et palpitantes vérités révélées par Louis. Dans cet état à demi comateux, il avait rêvé de Louis, Louis lui parlant dans cette petite chambre sordide à San Francisco, les créatures que nous sommes ont toujours existé, toujours, Louis l’étreignant, ses yeux verts soudain voilés, tandis qu’il lui laissait voir ses crocs.

La quatrième nuit, Daniel avait subitement eu conscience d’une présence dans la pièce. La porte était ouverte sur un couloir. De l’eau coulait avec force quelque part, comme dans un énorme égout souterrain. Lentement ses yeux s’étaient accoutumés à la lumière glauque qui venait du corridor et il avait reconnu la pâle silhouette adossée au mur.

Impeccable, le costume noir, la chemise blanche empesée – on aurait dit un mannequin habillé en homme du XXe siècle. Et les cheveux auburn coupés court, les ongles des mains qui luisaient vaguement dans la pénombre. Comme un cadavre avant la mise en bière. Aussi soigné, aseptisé.

La voix était douce, avec une pointe d’accent. Pas européen ; plus brusque et caressant à la fois. Arabe ou grec, peut-être, cette sorte d’intonation chantante. Il parlait posément, sans colère.

— Va-t’en et emporte tes cassettes. Elles sont à côté de toi. Je suis au courant pour ton livre. Personne n’en croira un mot. Maintenant, va-t’en et débarrasse-moi de ça.

Alors tu ne vas pas me tuer. Et tu ne vas pas non plus faire de moi ton semblable. Des pensées stupides, désespérées, mais il ne pouvait les contenir. Il avait approché le pouvoir ! Plus de mensonges, plus de ruses ici. Et il s’était mis à pleurer comme un petit enfant tant la peur et la faim l’avaient affaibli.

— Faire de toi mon semblable ? (La voix soudain plus grave s’attardait mélodieusement sur chaque syllabe.) Je ne ferais pas une chose pareille à mon pire ennemi. Pourquoi le ferais-je à un pauvre idiot comme toi ?

Je le veux. Je veux vivre éternellement. Daniel s’était péniblement hissé sur ses jambes, s’efforçant de distinguer les traits d’Armand. Une faible ampoule brûlait quelque part au fond du couloir. Je veux rester avec Louis et toi.

Un rire sourd, doux. Mais dédaigneux.

— Je comprends pourquoi il t’a choisi pour confident. Tu es beau et naïf. Mais peut-être est-ce uniquement pour ta beauté, tu sais.

Silence.

— Tes yeux ont une couleur étrange, presque violette. Et bizarrement, tu es tout à la fois arrogant et pleurnichard.

Rends-moi immortel. Fais-moi ce don !

Un autre rire. Presque triste. Puis le silence, le bruit de l’eau quelque part au loin. Il voyait la pièce maintenant, un cul-de-basse-fosse immonde. Et la silhouette qui paraissait s’animer. La peau lisse avait même légèrement rosi.

— C’est vrai, tout ce qu’il t’a dit. Pourtant, personne ne le croira. Et tu deviendras fou à la longue à cause de ce qu’il t’a appris. Ça finit toujours comme ça. Mais tu n’en es pas encore là.

Non. C’est bien réel, ce qui se passe. Tu es Armand et nous parlons ensemble. Et je ne suis pas fou.

— En effet. Et je trouve plutôt intéressant... oui, très intéressant que sachant mon nom, tu sois toujours vivant. Je n’ai jamais dit mon nom à quelqu’un qui soit encore de ce monde. (Il hésita :) Je n’ai pas l’intention de te tuer. Pas encore.

Daniel avait senti pour la première fois la peur le gagner. En examinant attentivement ces êtres, on devinait leur nature véritable. Ç’avait été la même chose avec Louis. Non, ils ne vivaient pas vraiment. Ils n’étaient qu’une caricature monstrueuse de la vie. Et celui-là donc, ce mannequin d’adolescent à la peau brillante !

— Je vais te laisser partir d’ici, avait poursuivi Armand, d’un ton si poli, si affable. J’ai envie de te suivre, t’observer, voir ce que tu fais. Tant que tu exciteras ma curiosité, je ne te tuerai pas. Et bien sûr, il se peut aussi que je me désintéresse de toi au point de ne même pas me donner la peine de te supprimer. C’est tout à fait possible. Tu peux te raccrocher à cet espoir. Sans compter que tu peux me semer, avec un peu de chance. Mes pouvoirs ont leurs limites, après tout. Toi, tu peux parcourir le globe et te déplacer de jour. Déguerpis, maintenant. File. Je veux voir ce que tu fais, savoir qui tu es.

Va, cours !

 

Le matin même, il avait pris l’avion pour Lisbonne, la montre de Lestat serrée dans sa main. Cependant, deux nuits plus tard, à Madrid, il avait tourné la tête pour découvrir Armand assis dans le bus à quelques centimètres de lui. La semaine d’après, à Vienne, dans un café, il l’avait aperçu qui le guettait de l’autre côté de la rue. A Berlin, Armand s’était glissé à côté de lui dans un taxi et l’avait regardé fixement, jusqu’à ce qu’il se décide à bondir hors de la voiture en plein milieu de la circulation et à se sauver à toutes jambes.

Au bout de quelques mois, pourtant, ces tête-à-tête silencieux et exaspérants avaient fait place à des assauts plus vigoureux.

Il se réveillait dans une chambre d’hôtel à Prague pour trouver Armand penché au-dessus de lui, furieux, violent.

— Parle-moi, à présent ! Je te l’ordonne. Réveille-toi. Je veux que tu me parles, que tu me montres cette ville. Pourquoi as-tu choisi de t’y arrêter ?

Une nuit où il traversait la Suisse en train, il avait tout à coup levé les yeux de sa lecture et vu sur la banquette en face de lui Armand qui l’observait, abrité derrière sa pelisse. Celui-ci lui avait arraché le livre des mains et insisté pour qu’il lui explique ce que c’était, pourquoi le sujet l’intéressait et ce que signifiait le dessin sur la couverture.

A Paris, Armand le poursuivait la nuit sur les boulevards et dans les bas quartiers, le questionnant de temps à autre sur les endroits où il se rendait, ce qu’il y faisait. A Venise, il l’avait entrevu de sa chambre au Danieli qui l’épiait d’une fenêtre de l’autre côté de la cour.

Puis des semaines s’écoulaient sans qu’il apparaisse. Daniel était partagé entre la terreur et une bizarre impatience, doutant de nouveau de sa santé mentale. Et soudain il le repérait en train de l’attendre à l’aéroport de New York. La nuit suivante, à Boston, il était installé dans la salle à manger du Copley quand Daniel y entrait. Le dîner avait déjà été commandé.

— Assieds-toi, je t’en prie.

Daniel savait-il que Entretien avec un Vampire était déjà en librairie ?

— Je dois avouer que cette petite notoriété ne me laisse pas indifférent, avait cette fois susurré Armand avec une politesse exquise et un sourire pervers. Ce qui m’intrigue, c’est que tu n’aies pas envie de te faire connaître ! Ton nom ne figure même pas sur la couverture, ce qui veut dire que tu es d’une infinie modestie ou d’une lâcheté exemplaire. Et ces deux conclusions sont aussi déprimantes l’une que l’autre.

— Je n’ai pas faim, allons-nous-en, avait répondu Daniel d’une voix blanche.

Mais soudain leur table avait croulé sous les plats. La salle tout entière avait les yeux fixés sur eux.

— Je ne savais pas ce dont tu aurais envie, avait confessé Armand, son sourire maintenant extatique. Alors j’ai commandé toute la carte.

— Tu penses pouvoir me rendre dingue, hein ? avait grondé Daniel. Eh bien, tu te trompes. Je vais te dire quelque chose. Il suffit que je te voie pour me rendre compte que tu n’es pas le fruit de mon imagination, et que je suis parfaitement sain d’esprit.

Et il s’était mis à manger, avidement, rageusement – un peu de poisson, un peu de bœuf, une cuillerée de ris de veau, une bouchée de fromage, un peu de chacun des plats, le tout mélangé, quelle importance, et Armand, hilare, le regardait dévorer, les bras croisés, riant aux éclats comme un écolier. C’était la première fois que Daniel avait entendu ce rire doux et velouté. Si merveilleux. Il s’était soûlé à toute allure.

Leurs rencontres avaient tendance à se prolonger. Conversations, disputes amicales, véritables bagarres devenaient la règle. Une nuit, à La Nouvelle-Orléans, Armand avait tiré Daniel du lit et lui avait crié :

— Ce téléphone, je veux appeler Paris, je veux voir s’il peut vraiment transmettre ma voix aussi loin.

— Va te faire voir, débrouille-toi tout seul ! avait hurlé Daniel. Tu es cinq fois centenaire et tu n’es même pas capable de te servir d’un téléphone ! Lis le mode d’emploi. Tu es un impérissable crétin, ou quoi ? Je ne composerai pas le numéro pour toi.

Armand avait eu l’air interloqué. Daniel avait cédé.

— D’accord, je le fais. Mais c’est toi qui payes la communication.

— Bien sûr, avait dit candidement Armand.

Il avait sorti de son manteau des dizaines de coupures de cent dollars et les avait éparpillées sur le lit de Daniel.

De plus en plus souvent ils discutaient de philosophie au cours de leurs retrouvailles. Tout en entraînant Daniel hors d’un théâtre à Rome, Armand lui avait demandé quelle idée il se faisait de la mort. Les gens qui vivaient encore savaient ces choses-là ! Daniel se doutait-il de ce que craignait Armand ?

Il était minuit passé, et Daniel était si ivre et épuisé qu’il dormait à poings fermés au théâtre quand Armand l’avait découvert. Il se moquait pas mal de métaphysique.

— Je vais te dire ce dont j’ai peur, avait repris Armand avec une fougue d’étudiant. Qu’il n’y ait que le chaos après la mort, comme un rêve dont on ne pourrait se réveiller. Imagine-toi sombrant dans l’inconscience puis en émergeant, t’évertuant en vain à te rappeler ce que tu es ou as été. T’épuisant à jamais à retrouver la lucidité des vivants.

Ces paroles avaient effrayé Daniel. Quelque chose en elles sonnait juste. Ne racontait-on pas que certains médiums conversaient avec des esprits incohérents et pourtant puissants ? Comment diable aurait-il pu savoir ? Peut-être qu’après la mort, c’était le vide total. Armand en était terrifié, il n’essayait même pas de cacher sa détresse.

— Tu ne te figures pas que tu vas réussir à me terroriser ? avait lancé Daniel en scrutant le pâle visage de son interlocuteur. Combien d’années me reste-t-il à vivre ? Tu peux le deviner rien qu’en me regardant, non ? Dis-le-moi.

Une autre fois, à Port-au-Prince, Armand l’avait tiré du lit pour parler de la guerre. Qu’en pensaient les hommes d’aujourd’hui ? Daniel savait-il qu’Armand était encore un gamin quand il avait été métamorphosé en vampire ? Il avait dix-sept ans, et dans ce temps-là, c’était jeune, très jeune. Au XXe siècle, les garçons de dix-sept ans étaient des monstres, ils avaient de la barbe, des poils sur la poitrine, tout en demeurant des enfants. A cette époque, non. Pourtant les enfants travaillaient alors comme des adultes.

Mais il s’écartait du sujet. Le problème était qu’il ignorait ce que ressentaient les hommes. Il ne l’avait jamais su. Oh, bien sûr, il avait connu les plaisirs de la chair, c’était dans les mœurs alors. Personne dans ce temps-là ne croyait que les enfants étaient purs et innocents. Pourtant de la véritable violence, il ne connaissait pas grand-chose. Il tuait parce que sa nature de vampire l’y obligeait ; et le sang était si délicieux. Mais pourquoi les hommes étaient-ils à ce point fascinés par la guerre ? A quoi correspondait ce désir de s’opposer par les armes à la volonté d’un autre ? Ce besoin physique de détruire ?

Daniel s’était efforcé de répondre : pour certains, c’était le besoin d’assurer leur propre existence en détruisant leurs semblables. Armand savait d’expérience ce dont il s’agissait, non ?

— Savoir ? Savoir ? A quoi cela rime-t-il si on ne comprend pas ? avait demandé fébrilement Armand, son accent soudain plus marqué. Si on ne peut pas progresser d’une idée à une autre ? Tu ne vois donc pas que c’est ce dont je suis incapable.

Lorsqu’il avait retrouvé Daniel à Francfort, il s’interrogeait sur la nature de l’histoire, sur l’impossibilité d’expliquer les événements de façon cohérente sans tomber dans le mensonge. L’impossibilité de traduire la vérité par des généralités et l’impossibilité d’apprendre sans y recourir.

De temps à autre, ces rencontres n’étaient pas totalement intéressées de la part d’Armand. Dans une auberge anglaise, Daniel s’était réveillé pour entendre Armand l’enjoindre de quitter la maison sur-le-champ. Dans l’heure qui avait suivi, le bâtiment avait été entièrement ravagé par un incendie.

Une autre nuit, il était en prison à New York pour ivresse sur la voie publique, quand, jeune avocat en veston de tweed et pantalon de flanelle, Armand avait surgi pour verser la caution, l’air tellement humain comme toujours après avoir festoyé. Il l’avait conduit dans une chambre du Carlyle, où il l’avait laissé cuver son vin non sans l’avoir au préalable muni d’une valise de vêtements neufs et d’un portefeuille bourré d’argent caché au fond d’une poche.

Après un an et demi de cette existence délirante, Daniel avait commencé lui aussi à interroger Armand. Comment était-ce de son temps à Venise ? Regarde ce film, il se passe au XVIIIe siècle, dis-moi ce qui ne va pas.

Mais, bizarrement, Armand ne trouvait rien à redire.

— Je suis incapable de te répondre, je n’en ai aucune idée. Je manque totalement d’esprit de synthèse. J’enregistre les détails en un clin d’œil. Demande-moi s’il pleuvait à Paris dans la nuit du samedi 5 juin 1793. Là, je pourrai peut-être te répondre.

Pourtant, à d’autres moments, il réagissait violemment à ce qu’il voyait autour de lui, la propreté minutieuse et sinistre de ce siècle, la terrible accélération du progrès.

— Vois toutes les inventions foudroyantes qui deviennent inutiles et tombent dans l’oubli en quelques décennies – le bateau à vapeur, le chemin de fer, par exemple ; et néanmoins tu te rends compte de ce qu’elles signifiaient après six mille ans à s’échiner sur les rames d’une galère et à dos de cheval ? Et maintenant les filles dans les dancings achètent des produits chimiques pour détruire la semence de leurs amants, et elles vivent jusqu’à soixante-quinze ans dans des pièces pleines de gadgets qui refroidissent l’air et dévorent la poussière. Pourtant, malgré tous les films en costumes d’époque et les livres d’histoire à grand tirage qu’on nous vend dans les drugstores, plus personne ne se souvient de rien avec précision ; chaque problème social est étudié en fonction de « normes » qui en fait n’ont jamais existé, les gens s’imaginent « privés » d’un luxe, d’une paix et d’une tranquillité qui en réalité n’ont jamais été l’apanage d’aucune civilisation.

— Mais la Venise de ton époque, raconte-moi...

— Te raconter quoi ? Qu’elle était sale ? Magnifique ? Que les gens se promenaient vêtus de haillons, les dents pourries, l’haleine fétide, et qu’ils riaient pendant les exécutions capitales. Tu veux savoir quelle est la différence essentielle ? Les individus sont terriblement seuls, aujourd’hui. Non, écoute-moi. Nous habitions à six ou sept dans la même chambre du temps où j’étais encore parmi les vivants. Une marée humaine envahissait les rues. Et à présent, dans ces tours errent des malheureux, chacun claquemuré dans son confort, contemplant par la lucarne de la télévision un univers lointain de baisers et de caresses. Un tel isolement ne peut que produire une uniformisation des connaissances, une nouvelle échelle des valeurs, un bizarre scepticisme.

Daniel se surprit à être fasciné par ces propos au point d’essayer parfois de les noter par écrit. Cependant, Armand l’effrayait toujours. Il continuait de le fuir.

 

Il ne savait plus trop combien de temps avait duré cette course éperdue, bien que la nuit où elle s’était terminée fût gravée dans sa mémoire.

Quatre ans peut-être s’étaient écoulés depuis que le jeu avait commencé. Daniel avait passé dans le Sud de l’Italie un long été paisible, au cours duquel son démon familier ne s’était pas une seule fois manifesté.

Dans une modeste pension, à quelques mètres seulement des ruines de Pompéi, il avait occupé ses loisirs à lire, écrire, essayant de déterminer en quoi sa vision fugitive du surnaturel l’avait transformé, et comment il devait réapprendre à vouloir, imaginer, rêver. L’immortalité sur cette terre était possible. Il en avait la preuve indéniable, mais que lui importait s’il ne pouvait y accéder ?

Dans la journée, il arpentait les rues de l’antique cité romaine. Et les nuits de pleine lune, il flânait seul parmi les décombres. Il lui semblait que la raison lui était revenue. Et que bientôt peut-être il reprendrait goût à la vie. Les feuilles sentaient bon quand il les écrasait entre ses doigts. Il regardait les étoiles et, plus que du ressentiment, il éprouvait de la tristesse.

A d’autres moments, il brûlait de retrouver Armand, tel un moribond l’élixir qui le sauvera. Le feu obscur qui l’avait embrasé durant quatre ans lui manquait. Il rêvait qu’Armand était auprès de lui et se réveillait en pleurs. Puis, au matin, il se résignait mélancoliquement à cette absence.

C’est alors qu’Armand avait reparu.

Il était tard, peut-être dix heures, ce soir-là, et le ciel, comme souvent dans le Sud de l’Italie, brillait d’un bleu profond. Daniel avait suivi la longue allée qui mène de la cité même de Pompéi à la villa des Mystères, espérant qu’aucun gardien ne surgirait pour le chasser.

Aussitôt arrivé devant la vieille maison, une sensation de quiétude l’avait pénétré. Aucun gardien ici. Pas âme qui vive. Seulement Armand devant la porte.

Adolescent en jeans sales et veste de toile usée, il avait émergé de l’ombre dans le clair de lune, avait glissé son bras autour de Daniel et lui avait doucement embrassé le visage. Une peau si chaude, gorgée du sang frais de sa victime. Daniel avait cru sentir l’odeur du vivant encore collée à Armand.

— Tu as envie d’entrer dans cette maison ? avait-il murmuré.

Aucune serrure ne lui résistait jamais. Les larmes aux yeux, Daniel s’était mis à trembler. Pourquoi cette subite émotion ? Bon dieu, il était si content de le voir, de le toucher !

Tous deux avaient parcouru les pièces basses et sombres. La pression de la main d’Armand contre son dos lui était si étrangement rassurante. Oh oui, cette intimité, car c’était bien ce dont il s’agissait, n’est-ce pas ? Toi, mon...

... mon amour secret.

Oui.

Dans la grande salle aux célèbres fresques de flagellation rituelle qu’on ne pouvait que deviner dans le noir, Daniel avait soudain compris que son ami ne le tuerait pas. Non, il ne le ferait pas. Bien sûr, il ne le rendrait jamais semblable à lui, mais il ne le tuerait pas. Le jeu ne se terminerait pas ainsi.

— Mais comment pouvais-tu en douter ? avait dit Armand, lisant dans ses pensées. Je t’aime. Si je ne t’aimais pas, je t’aurais déjà tué depuis longtemps.

Sous les rayons de lune, les personnages orgiaques des fresques prenaient vie, se détachant sur le fond rouge, couleur de sang séché.

Daniel examina la créature qui lui faisait face, cet être qui paraissait humain et qui ne l’était pas. Brusquement la réalité bascula : devant lui se dressait un insecte géant, un prédateur féroce qui s’était nourri de millions de vies. Et pourtant, il aimait ce monstre. Il aimait sa peau lisse et pâle, ses grands yeux bruns. Il l’aimait non pas à cause de sa grâce juvénile, de son affection vigilante, mais parce qu’il était tout à la fois terrifiant, abominable et si merveilleusement beau. Il l’aimait comme on vénère le mal qui vous fait frissonner jusqu’au tréfonds de l’âme. Imaginez, tuer comme ça, ôter la vie quand l’envie vous en prend, planter ses dents dans un autre être et lui ravir tout ce qu’il peut donner.

Et cet accoutrement ! Cette chemise de coton bleue, cette veste de toile à boutons de cuivre. Où avait-il été les dégoter ? Sur l’une de ses victimes, bien sûr, comme lorsqu’on sort son couteau et qu’on écorche le gibier encore pantelant. Pas étonnant qu’ils empestent tous le sang ! Et ses cheveux soigneusement coupés, comme s’ils n’allaient pas repousser en vingt-quatre heures jusqu’à ses épaules. Il était le mal incarné. Une chimère. C’est ce que je désire être, moi aussi, et voilà pourquoi il m’est insupportable de le regarder.

Armand avait esquissé un sourire tendre. Puis ses yeux s’étaient embués. Il avait fermé les paupières et pressé ses lèvres contre la gorge de Daniel.

Et cette fois encore, de même que dans la petite chambre de la rue Divisadero à San Francisco avec le vampire Louis, Daniel avait senti ses crocs s’enfoncer dans sa chair. Une douleur soudaine. Une vague de chaleur. Tu t’es enfin décidé à me tuer ? Une sorte de torpeur l’engourdissait, il était brûlant, débordant d’amour. Oui, fais-le.

Mais Armand n’avait aspiré que quelques gouttes. Il l’avait aussitôt libéré et, les mains doucement posées sur ses épaules, l’avait fait s’agenouiller. Quand Daniel avait levé les yeux, il avait vu le sang jaillir du poignet d’Armand. A peine ce sang dans sa bouche, il s’était senti comme secoué de décharges électriques. Tout à coup, il lui avait semblé que la ville de Pompéi s’emplissait de murmures, de cris, réminiscences confuses, frémissantes d’une souffrance et d’une mort surgies de la nuit des temps. Des milliers de gens asphyxiés et réduits en cendres. Des milliers de gens mourant ensemble. Ensemble. Il s’était agrippé à Armand. Mais le sang avait tari. Une gorgée – pas plus.

— Tu es à moi maintenant, mon tout beau, avait dit Armand.

Le lendemain, lorsqu’il s’était réveillé dans une chambre de l’Excelsior à Rome, Daniel avait compris qu’il ne fuirait plus jamais Armand. Moins d’une heure après le coucher du soleil, celui-ci l’avait rejoint. Ils partaient pour Londres le soir même, la voiture les attendait pour les conduire à l’aéroport. Mais ils avaient quand même le temps d’échanger une fois encore leur sang, non ?

— Là, dans mon cou, avait murmuré Armand en guidant délicatement la tête de Daniel.

Un spasme silencieux. Autour des lampes la lumière s’était dilatée, intensifiée, effaçant la pièce.

Ils étaient amants. Oui, ils vivaient un amour absolu, enivrant.

— Tu seras mon professeur, lui avait dit Armand. Tu m’initieras aux mystères de ce siècle. J’ai déjà appris des secrets qui m’avaient de tout temps échappé. Tu t’endormiras au lever du soleil, si tu le veux, mais tes nuits m’appartiennent.

 

Ils avaient plongé dans le tourbillon du monde. Armand était un formidable comédien, et après avoir chassé tôt chaque nuit, il passait pour humain partout où ils allaient. Sa peau était fiévreuse durant ces premières heures, son visage empreint d’une curiosité passionnée :

Il aurait fallu être soi-même immortel pour suivre un rythme pareil, Daniel somnolait durant les concerts, les opéras et les films où le traînait Armand. Sans compter les innombrables réceptions, les réunions bruyantes et agitées de Chelsea et de Mayfair où Armand discutait de politique et de philosophie avec des étudiants, des femmes du monde ou le premier interlocuteur venu. Son regard brillait d’excitation, sa voix perdait sa suavité surnaturelle et vibrait à l’unisson de celle des autres jeunes gens dans la pièce.

Les habits le fascinaient, non pour leur beauté, mais à cause de ce qu’ils signifiaient pour lui. Il portait des jeans et des sweat-shirts comme Daniel ; mais aussi des chandails à torsades, des brodequins d’ouvrier, des capotes en cuir et des lunettes noires relevées au sommet de son crâne ; des costumes faits sur mesure, des smokings, des cravates blanches et des queues-de-pie quand l’envie lui en prenait ; un soir ses cheveux étaient coupés court, semblables à ceux de n’importe quel étudiant de Cambridge, et le lendemain il les laissait pendre, crinière d’ange longue et bouclée.

Il semblait à Daniel qu’ils étaient toujours en train de grimper des escaliers mal éclairés pour visiter l’atelier d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un photographe, ou assister à la projection d’un film aussi hermétique que révolutionnaire. Ils passaient des heures dans les appartements sans confort de jeunes femmes aux prunelles de braise qui les abreuvaient de musique rock et de tisanes d’herbes exotiques auxquelles Armand ne touchait pas.

Hommes et femmes tombaient amoureux d’Armand. Il était, bien sûr, « si candide, si enthousiaste, si intelligent » ! Pas possible ? Il séduisait sans même s’en donner la peine. Et dans la mesure où il parvenait à arranger l’affaire, c’était à Daniel de coucher avec ces infortunés, tandis qu’assis à quelques mètres de là, un sourire approbateur aux lèvres, Cupidon à l’œil sombre, Armand observait la scène. Combien voluptueuses, épuisantes pour les nerfs étaient ces exhibitions auxquelles se livrait Daniel, jouant avec l’autre corps dans le plus total abandon, troublé par l’ambiguïté de chaque geste intime. Pourtant, une fois son désir assouvi, il demeurait étendu, exténué, fixant Armand d’un regard froid, irrité.

Arrivés à New York, ils avaient couru de vernissages en bars, adopté un jeune danseur dont ils payaient les leçons. Ils s’installaient aux terrasses des cafés de Soho et de Greenwich Village, tuant le temps avec le premier passant qui acceptait de s’asseoir à leur table. Ils suivaient des cours du soir de littérature, philosophie, histoire de l’art et sciences politiques. Ils étudiaient la biologie, achetaient des microscopes, accumulaient les préparations sur lamelle. Ils potassaient des bouquins d’astronomie et montaient des télescopes géants sur les toits des immeubles où ils élisaient successivement domicile pour quelques jours, un mois au maximum. Ils assistaient à des matches de boxe, des concerts rock, des pièces de théâtre.

Armand se mit à se passionner pour la technologie. Son intérêt se porta d’abord sur les mixers, dans lesquels il concoctait d’effroyables mélanges basés principalement sur les couleurs des ingrédients ; puis sur les fours à micro-ondes dans lesquels il cuisait des cafards et des rats. Les broyeurs de déchets l’enchantaient ; il y enfournait des paquets de serviettes en papier et des cartouches entières de cigarettes. Ensuite ce fut le téléphone. Il multipliait les appels à longue distance, conversant des heures durant avec des « mortels » en Australie ou aux Indes. Il se laissa finalement captiver par la télévision et l’appartement s’emplit bientôt de haut-parleurs beuglants et d’écrans tremblotants.

Le moindre coin de ciel bleu sur l’image le ravissait. Il ingurgitait donc nouvelles, séries, documentaires, et au bout du compte tous les films enregistrés sur cassette, quelle que fût leur qualité.

A la longue, il marqua une préférence pour certains films. Il repassait sans cesse Blade Runner de Ridley Scott, fasciné par la carrure puissante de Rutger Hauer qui, dans le rôle du chef des androïdes, se rebellait contre son créateur humain et l’embrassait pour mieux lui broyer le crâne. Le craquement des os, le regard glacial de Hauer provoquaient immanquablement chez Armand un long rire, presque gamin.

— C’est le portrait de ton ami Lestat, avait-il chuchoté une fois à Daniel. Lestat aurait le... comment dites-vous ?... le cran ?... de faire ça !

Après Blade Runner venait Time Bandits, une comédie anglaise aussi stupide que désopilante dans laquelle cinq nains dérobaient une « Carte de la Création » afin de voyager à travers les trous du temps. Chapardant et se querellant, ils basculaient d’un siècle à l’autre en compagnie d’un petit garçon, pour finir dans le repaire du diable.

Sa scène favorite était celle où les nains chantaient pour Napoléon dans un théâtre délabré de Castiglione Me and my Shadow. Il en perdait son calme surnaturel et riait aux larmes comme le plus humain des hommes.

Daniel était obligé d’admettre que le numéro de Me and my Shadow était d’un mauvais goût extravagant, avec les nains qui bousillaient le spectacle à force de tituber et de se bagarrer, et les musiciens du XVIIIe siècle, hébétés dans leur fosse d’orchestre, ne sachant comment se dépêtrer de cette chanson du XXe. Napoléon était d’abord médusé, puis hilare ! Géniale, cette scène. Mais combien de fois un mortel pouvait-il la revoir ? Armand, lui, ne s’en lassait pas.

Cependant, au bout de six mois, sa fringale de cinéma s’était calmée au profit des joies de la caméra vidéo. La nuit, il traînait Daniel à travers New York pour filmer et interviewer les passants. Il avait des cassettes entières de lui-même récitant des poèmes en italien ou en latin, ou se contentant de fixer l’objectif, les bras croisés, pâle silhouette opalescente, tantôt floue, tantôt nette, sous un faible éclairage immuablement couleur de bronze.

Puis – où, comment, Daniel l’ignorait – Armand avait tourné une longue séquence où on le voyait étendu dans son cercueil, pendant son sommeil diurne si semblable à la mort. Daniel jugeait ce spectacle intolérable. Mais Armand, lui, restait des heures à contempler cette succession de plans, regardant sa chevelure, coupée juste avant le lever du soleil, s’allonger lentement sur le capitonnage de satin où il gisait immobile, les yeux fermés.

Ensuite, il s’emballa pour les ordinateurs. Il remplissait disquette sur disquette de ses écrits secrets, au point qu’il en arriva à louer des appartements supplémentaires dans Manhattan pour pouvoir loger ses diverses machines à traitement de texte et son matériel vidéo.

Sa dernière toquade fut pour les avions.

Daniel avait toujours été un voyageur acharné, il avait fui Armand à travers le globe, et tous deux avaient souvent pris l’avion ensemble. Rien de neuf là-dedans. Mais désormais l’exploration avait un but précis : passer la nuit entière dans les airs. Décoller pour Boston, puis sauter dans un avion pour Chicago via Washington, et revenir à New York était monnaie courante. Armand observait tout, les passagers, les hôtesses ; il discutait avec les pilotes ; enfoncé dans les fauteuils profonds de première classe, il écoutait le grondement des moteurs. Les Boeings l’enchantaient particulièrement. Il lui fallut bientôt tenter des périples plus longs, plus audacieux : jusqu’à Port-au-Prince, San Francisco, Rome, Madrid ou Lisbonne, peu importait, dès lors qu’à l’aube il se retrouvait sain et sauf sur la terre ferme.

Armand disparaissait en effet au point du jour. Daniel n’avait jamais découvert où il dormait. Mais, à vrai dire, lui-même était sur les genoux à ce moment-là. Durant ces cinq années, pas une fois il n’avait vu le soleil de midi.

Souvent, Armand était déjà dans la chambre quand il se réveillait. L’odeur du café emplissait la pièce, un disque tournait – du Vivaldi ou de la musique de bastringue, selon le goût du moment –, et Armand arpentait la chambre, attendant que Daniel se lève.

— Viens, mon cœur, j’ai retenu des places pour un ballet, ce soir. Je veux voir Barychnikov. Et après, nous ferons un tour au Village. Tu te rappelles cet orchestre de jazz que j’aimais tant l’été dernier ? Eh bien, il est de retour. Dépêche-toi, mon bien-aimé. Partons vite.

Et si Daniel lambinait, Armand le poussait sous la douche, le savonnait, le rinçait et le tirait dehors pour le sécher, puis il le rasait avec autant d’amoureuse précision qu’un barbier d’autrefois, et enfin l’habillait non sans avoir au préalable choisi avec soin les vêtements adéquats parmi sa garde-robe loqueteuse.

Daniel aimait le contact des mains dures et brillantes qui glissaient sur sa peau nue. Et les yeux bruns si troublants. Ah, ce délicieux vertige, cet abîme qui se creusait, hors de la réalité. Et enfin les doigts qui lui entouraient doucement la gorge, et les dents qui transperçaient sa peau.

Il fermait les yeux tandis que lentement son corps se réchauffait, pour s’embraser au contact du sang d’Armand sur ses lèvres. De nouveau, il entendait les soupirs lointains, les cris – étaient-ce les âmes égarées qui gémissaient ? Il éprouvait alors un sentiment prodigieux de continuité, comme si ses rêves s’enchaînaient soudain, tous d’une égale importance, sensation fugace qui le désertait aussitôt.

Une fois, il avait empoigné Armand et tenté de lui entailler la gorge. Avec une infinie patience, son ami s’était prêté au jeu et l’avait laissé plus longtemps que d’habitude refermer sa bouche sur son cou avant de l’écarter avec douceur.

Daniel était totalement dépendant. Éperdu d’amour, il passait tour à tour de l’extase au désarroi. Il ne savait jamais à quel moment sa soif serait apaisée. Pas plus qu’il ne savait pourquoi les choses lui paraissaient maintenant si différentes – les œillets dans les vases qui le fixaient, les gratte-ciel soudain monstrueux comme des plantes jaillies de graines d’acier en l’espace d’une nuit. Était-ce à cause de cet échange ou seulement parce qu’il perdait la raison ?

Puis une nuit, Armand avait déclaré qu’il était prêt à faire véritablement son entrée dans ce siècle, qu’il en comprenait suffisamment les mécanismes à présent. Il désirait posséder une fortune « incalculable ». Une grande demeure remplie de tous ces objets qu’il avait appris à aimer. Et des yachts, des avions, des voitures... des millions de dollars. Il voulait offrir à Daniel tout ce dont il rêvait.

— Qu’est-ce que tu racontes, avec tes millions de dollars ! s’était esclaffé Daniel. Tu jettes tes vêtements après les avoir portés une fois, tu loues des appartements et tu oublies où ils sont. Sais-tu seulement ce que c’est qu’un code postal ou une tranche de revenus ? C’est moi qui suis obligé d’acheter ces fichus billets d’avion. Comment va-t-on décrocher ces millions ? En piquant une ou deux Maserati ?

— Louis m’a drôlement gâté en t’envoyant à moi, avait tendrement répondu Armand. Comment me débrouillerais-je sans toi ? Tu comprends tout de travers. (Ses grands yeux avaient une expression enfantine.) Je veux régir l’univers, comme autrefois le Théâtre des Vampires à Paris. Tu te souviens, non ? Je veux être l’ulcère au cœur même du monde.

Daniel avait été ébloui par la célérité avec laquelle l’affaire avait été conduite.

Tout avait débuté par la découverte d’un trésor au large des côtes de la Jamaïque, et Armand avait affrété un bateau pour montrer à Daniel où les plongées devaient avoir lieu. Au bout de quelques jours, un galion espagnol chargé d’or et de pierreries avait été trouvé. Puis des statuettes olmèques[4] d’une valeur inestimable avaient été mises à jour. Deux autres épaves avaient été repérées coup sur coup. Un terrain acheté pour une bouchée de pain en Amérique du Sud recélait une mine d’émeraudes depuis longtemps oubliée.

Ils avaient acquis un domaine en Floride, des yachts, des hors-bord, un petit avion à réaction luxueusement aménagé.

Désormais, il leur fallait être vêtus comme des princes en toutes circonstances. Armand lui-même avait supervisé la confection des chemises, costumes et chaussures de Daniel. Il avait choisi les tissus de son invraisemblable collection de vestes de sport, pantalons, robes de chambre et foulards de soie. Bien sûr, dans la garde-robe de Daniel devaient figurer des pelisses de vison pour les climats froids, des smokings pour Monte-Carlo, des boutons de manchettes ornés de pierres précieuses, et même une longue cape de daim noire qui mettrait en valeur « sa stature d’homme du XXe siècle ».

Quand Daniel se réveillait au crépuscule, ses habits étaient déjà préparés. Et il n’avait pas intérêt à changer un seul détail de l’ordonnance vestimentaire, que ce fût le mouchoir de fil ou les chaussettes de soie noires. Le dîner attendait dans l’immense salle à manger ouverte sur la piscine. Armand était déjà installé dans le bureau attenant. Il avait du travail : des cartes à consulter, plus de richesses à amasser.

La Reine des Damnés
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